Texte de Bernard Grasset, poète, philosophe et traducteur, lu par Marie-Geneviève Lavergne, poète, conteuse et chanteuse, au Musée de Mouilleron-en-Pareds
Dimanche 1er décembre 2019 – Journée Clemenceau
« Faites votre destinée »
Dans la cour d’honneur du lycée, le professeur de mathématiques retraité, qui nous sert de guide, poursuit ses explications. Il cite alors la phrase, devenue célèbre, de Georges Clemenceau prononcée lors de l’inauguration le 27 mai 1922 du Monument aux Morts du lycée : « Faites votre destinée. » Parmi les élèves qui l’écoutent, le futur écrivain Julien Gracq qui restera à jamais marqué par ces propos.
Nous descendons les marches du grand couloir. Je retrouve avec émotion sur le sol la couleur et la forme des carreaux, restés intacts quatre décennies plus tard, qui menaient à la classe préparatoire. Au long du couloir, je m’attarde sur certains portraits d’anciens élèves avec leur notice biographique. Paul Ladmirault, musicien de la nature et des légendes, Tristan Corbière, le « poète maudit », Paul Nizan, l’écrivain ami de Sartre… Olivier Messiaen, le musicien de la lumière, fut élève de 1918-1919 et obtint le 1er prix de musique vocale et de catéchisme… ; quant à René Guy Cadou, poète de la ferveur, c’est de 1931 à 1939 qu’il fréquenta les classes du lycée. D’autres visages s’égrènent comme celui de Narcejac. « Faites votre destinée… »
Avant de quitter le lycée surmonté de clochetons, je regarde la plaque sous le toit de verre du préau, soutenue par de fines colonnes en fer : « pour connaître par vous-mêmes (…) la fortune de vos efforts, retroussez résolument vos manches et faites votre destinée. »
1 – L’avenir est entre nos mains
La semaine dernière, je relisais L’existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre pour finir de préparer une prochaine conférence sur Pascal et les philosophies de l’esprit, de l’existence, qui devait être donnée au lycée Henri IV. Et en lisant certaines des phrases de ce livre, je ne pouvais que me rappeler le discours de Clemenceau dans le lycée où il fut jadis élève. Alors que l’homme politique invitait à faire sa destinée, le philosophe écrit de son côté que l’homme « sera tel qu’il se sera fait », qu’il « est responsable de ce qu’il est », que « le destin de l’homme est en lui-même ». Nous sommes libres, libres de créer et d’inventer ce que nous serons, d’accomplir notre vocation dans le monde des humains. Et en créant l’homme que nous voulons être, nous créons une image de l’homme qui, selon nous, devrait être. Disparu en 1929, Clemenceau ne pouvait connaître l’existentialisme et par ailleurs il s’adresse à des lycéens, non à des philosophes comme Sartre. Mais on ne peut manquer de trouver là quelque convergence entre un discours pédagogique et un discours philosophique.
Parcourant Esope, je lis dans la fable du Naufragé une invitation à l’effort : quand le navire chavire, il faut travailler à se sauver en nageant sans attendre immobile le secours éventuel d’Athéna. On retrouve dans Le bouvier et Héraclès du fabuliste grec l’exhortation à tout mettre en œuvre pour se sortir de l’épreuve : quand le chariot tombe dans une profonde ornière, le bouvier implorera vainement Héraclès s’il ne se met pas au travail pour s’en sortir. La Fontaine reprend le thème dans Le Chartier embourbé pour conclure par « Aide-toi, le Ciel t’aidera » de même que Judah Leib Gordon, poète russe des Lumières juives (Haskala), qui remplace Hercule par le prophète Elie appelant le voiturier à « enlever la boue, briser les pierres et frapper les chevaux ». Il faut mettre la main à la charrue, agir, et non seulement attendre une aide hypothétique. « Retroussez résolument vos manches » dira aux lycéens Clemenceau.
Sans doute plus que chez les fabulistes, ce dernier trouvait-il l’inspiration de son discours du printemps 1922 dans l’histoire, les personnages qui y ont joué un rôle important depuis l’Antiquité. Fin 1922, il commencera à écrire son Démosthène, ce grand orateur et homme politique grec à travers lequel il lit sa propre destinée. Frappé très tôt par le malheur, Démosthène veut obtenir justice et, à force d’un travail acharné, devient un célèbre orateur politique qui défend avec passion les causes auxquelles il s’identifie. Autre source possible d’inspiration de Clemenceau : sa compréhension du caractère vendéen comme empreint de combativité, de ténacité, de courage, de libre indépendance, autant de vertus aptes à tracer de singulières destinées.
2 – Bonne fortune ou providence
Le « Faites votre destinée » est incontestablement un appel stimulant à l’effort, l’engagement, la projection de son existence dans le futur, appel qui peut porter de réels fruits pour les jeunes élèves qui l’entendent comme pour les adultes cherchant un appui pour construire un chemin qui sorte des sentiers battus. Il est important de retrousser ses manches selon la métaphore de Clemenceau. Mais cela ne peut suffire. Que seraient les grandes destinées, et même les plus humbles, sans les situations historiques dans lesquelles elles se sont inscrites ? Chateaubriand, s’il n’avait échappé au naufrage lors de son retour d’Amérique ou aux massacres de la Révolution, n’aurait jamais été le Chateaubriand qui repose dans l’îlot du Grand Bé seul face à la mer. La destinée de Clemenceau lui-même aurait-elle été la même sans l’affaire Dreyfus ou la 1re guerre mondiale ? Celle du général de Gaulle aurait été différente si l’histoire ne lui avait pas donné l’occasion de devenir l’homme de l’appel du 18 juin. Notre destinée dépend de l’histoire, elle dépend aussi des rencontres. Combien de destinées de musiciens, de peintres, de poètes, ne se sont épanouies que parce qu’ils ont rencontré la bonne personne au bon moment, ont trouvé l’appui nécessaire, été soutenus au moment opportun par les détenteurs du pouvoir culturel, reconnus par tel ou tel mouvement littéraire ou artistique ? Sans le secours de la situation favorable, tous les efforts les plus acharnés ne suffiront pas à tracer une destinée. Le même Esope qui exhorte à l’effort n’en écrit pas moins que « la fortune [tukhê] est plus puissante que toute notre prévoyance. » J’ajouterai pour finir que le « Faites votre destinée » devrait aussi être complété par la question de la nature de la destinée choisie, de son sens. Accomplir sa destinée jusqu’à l’héroïsme si nécessaire mais pour que celle-ci demeure au service du bien commun.
Fortune ou providence
Il est important d’avoir un projet de vie, d’y travailler dès maintenant avec constance, de ne pas craindre les heures de labeur, de donner un axe à son existence. Il importe aussi que ce projet ne soit pas simplement un projet de réussite personnelle mais de réalisation de toutes nos richesses reçues, de défense des valeurs auxquelles nous sommes le plus attachés. Travaillons à créer notre destinée mais sans ignorer que le hasard ou la providence joue aussi un rôle essentiel. La destinée humaine peut résonner avec éclat comme l’allegro d’une symphonie de Beethoven ou plus humblement comme le murmure d’une mélodie de Federico Mompou. Pour conclure, si je puis me permettre de paraphraser librement une citation d’Ignace de Loyola à la fin d’un libre commentaire d’une citation de Clemenceau, je dirai qu’« il faut agir comme si tout dépendait de nous en sachant que tout dépend de la providence (si l’on est croyant) ou du hasard, de la fortune (si on ne l’est pas) ».
(Lundi 11 novembre 2019)
Bernard Grasset
(avec l’aimable autorisation du Président de la Société des écrivains de Vendée, organisatrice de la Journée)